38

Ils se séparèrent à l’aube, devant le commissariat de Helsingborg. Ils étaient tous épuisés et hagards, mais surtout bouleversés par ce qu’il leur fallait bien admettre comme la vérité sur ce tueur qu’ils recherchaient depuis si longtemps. Ils décidèrent de se réunir à huit heures, au commissariat d’Ystad. Cela leur donnait juste le temps de rentrer prendre une douche. Il fallait continuer. Wallander avait dit ce qu’il en était. Il pensait que Stefan avait commis tous ces meurtres pour sa sœur malade. Mais il n’en avait pas la certitude. Elle pouvait tout aussi bien être en grand danger. La seule conduite possible était : craindre le pire. Wallander raccompagna Svedberg dans sa voiture. Il allait faire beau, une fois de plus. Ils parlèrent très peu pendant le voyage. Vers l’entrée d’Ystad, Svedberg s’aperçut qu’il avait oublié son trousseau de clés quelque part. Cela rappela à Wallander qu’il n’avait toujours pas retrouvé les siennes. Il proposa à Svedberg de passer chez lui. Ils arrivèrent dans Mariagatan peu avant sept heures. Linda dormait. Une fois qu’ils eurent pris une douche et que Wallander eut prêté une chemise à Svedberg, ils s’assirent dans la salle de séjour pour boire un café.

Aucun d’entre eux n’avait remarqué que la porte du grand placard à côté de la chambre de Linda était entrouverte.

 

*

 

Hoover était arrivé à l’appartement à sept heures moins dix. Il allait pénétrer, la hache à la main, dans la chambre à coucher de Wallander quand il entendit le bruit d’une clé qu’on tournait dans la serrure. Il se cacha rapidement dans le grand placard. Ils étaient deux. Quand il comprit qu’ils se trouvaient dans la salle de séjour, il entrouvrit doucement la porte. Wallander parlait à l’autre homme. Ce Svedberg devait être un policier lui aussi. La hache à la main, Hoover écouta leur conversation. Il ne comprenait pas de quoi ils parlaient. Un nom, Hans Logård, revenait sans arrêt. Wallander essayait d’expliquer quelque chose au dénommé Svedberg. Il finit par comprendre que c’était l’apparition divine, la force de Geronimo, qui agissait à nouveau. Ce Hans Logård avait été le bras droit d’Åke Liljegren. Il avait fait venir des jeunes filles de République dominicaine, et peut-être d’autres îles des Caraïbes. Et c’était lui qui, selon toute vraisemblance, livrait des filles à Wetterstedt et sans doute aussi à Carlman. Il entendit Wallander prédire que Hans Logård se trouvait certainement sur la liste d’exécutions de Stefan Fredman.

Quelques minutes plus tard, Wallander et l’homme qu’il appelait Svedberg quittèrent l’appartement.

Hoover sortit du grand placard et resta sans bouger au milieu de la salle de séjour.

Puis il sortit sans bruit.

Il se rendit à la boutique vide où Linda et Kajsa avaient répété. Il savait qu’elles n’allaient plus l’utiliser. Il y avait donc laissé Louise, le temps qu’il aille tuer le lieutenant de cavalerie Perkins et sa fille dans leur appartement de Mariagatan. Mais la conversation qu’il avait surprise, caché dans le placard, le faisait hésiter. Il lui restait donc encore un homme à tuer. Un homme à côté duquel il était passé. Un nommé Hans Logård. Quand ils l’avaient décrit, il avait compris que c’était lui qui avait brutalisé et violé sa sœur. C’était avant qu’on la drogue et qu’on l’emmène chez Wetterstedt et chez Arne Carlman, ce qui l’avait fait sombrer dans l’obscurité dont il tentait de la tirer. Tout était clairement noté dans le livre qu’il lui avait repris. Le livre dans lequel étaient inscrits les messages qui dirigeaient ses actes. Il avait cru que Hans Logård n’habitait pas en Suède. Que c’était un homme mauvais, un voyageur. Il s’était trompé.

Ç’avait été facile de pénétrer dans la boutique vide. Il avait vu Kajsa poser la clé sur le chambranle de la porte. Comme on était en plein jour, il ne s’était pas peint le visage. Il ne voulait pas non plus faire peur à Louise. Quand il revint, elle était assise sur une chaise, le regard vide. Il avait déjà décidé de l’emmener ailleurs. Il savait où. Avant de se rendre à l’appartement de Mariagatan, il était allé vérifier en mobylette si tout se présentait bien. La maison était vide. Mais ils attendraient le soir. Il s’assit par terre à côté d’elle. Comment trouver Hans Logård avant la police ? Il se concentra et pria Geronimo de lui porter conseil. Mais ce matin, son cœur était curieusement silencieux. Les tambours étaient si faibles qu’il n’arrivait pas à comprendre leur message.

 

*

 

Ils se retrouvèrent à huit heures dans la salle de réunion. Per Åkeson était présent, de même qu’un représentant de la police de Malmö. Le commissaire Birgersson suivait la rencontre en audioconférence depuis Helsingborg. Tous étaient pâles mais concentrés. On commença par un tour de table pour rendre compte des dernières informations. La police de Malmö recherchait discrètement une cachette qui pourrait abriter Stefan Fredman. Sans résultat pour le moment. En revanche, un voisin de l’immeuble avait confirmé avoir vu plusieurs fois Stefan Fredman en mobylette, même si sa mère n’était pas au courant. Selon la police, le témoin était digne de foi. L’immeuble dans lequel habitait la famille Fredman était sous surveillance. Birgersson leur apprit que Sjösten se portait bien. Mais son oreille resterait très déformée.

— La chirurgie esthétique peut faire des miracles de nos jours, suggéra Wallander. Dis-lui ça de notre part à tous.

Birgersson poursuivit. Ce n’étaient pas les empreintes digitales de Hans Logård qui se trouvaient sur le numéro déchiré de Superman, pas plus que sur le sac en papier ramassé derrière le baraquement de cantonnier, sur le four de Liljegren ou sur la paupière gauche de Björn Fredman. C’était une confirmation extrêmement importante. La police de Malmö était en train de prendre les empreintes digitales de Stefan Fredman sur des objets récupérés dans sa chambre, dans l’appartement de Rosengård. Personne ne doutait plus qu’elles correspondraient aux empreintes qui n’avaient pu être attribuées à Hans Logård.

Ils parlèrent ensuite de Hans Logård. On n’avait toujours pas retrouvé la voiture des vigiles. Il avait tiré avec une arme à feu et aurait très bien pu tuer Sjösten et Wallander : il fallait donc continuer à le pourchasser. Partir du point de vue qu’il était dangereux, même si on ne pouvait pas encore déterminer pourquoi. Wallander insista d’ailleurs sur un autre point.

— Même si Stefan Fredman n’a que quatorze ans, il est dangereux. Je suis le seul de nous tous à l’avoir vu plusieurs fois. Même s’il est fou, il est loin d’être bête. En plus, il est très fort, il réagit très vite, il est très décidé. En d’autres termes, il ne faut pas oublier de faire attention.

— C’est vraiment terrible tout ça ! s’écria Hansson. Je n’arrive toujours pas à y croire.

— Aucun d’entre nous n’arrive à y croire vraiment, dit Per Åkeson. Mais ce que dit Kurt est vrai, à l’évidence. Nous sommes tous de son avis.

— Stefan Fredman est allé chercher sa sœur à l’hôpital, poursuivit Wallander. Nous sommes à la recherche de la jeune fille qui est partie en vacances en train pour qu’elle l’identifie. Mais nous pouvons considérer que ce ne sera qu’une confirmation de ce que nous savons déjà. Nous ignorons s’il a l’intention de lui faire du mal. Ce qui importe, c’est de les retrouver. Il faut l’empêcher de faire du mal à sa sœur. La seule question est : où se trouve-t-il ? Il a une mobylette, il l’emmène sans doute avec lui. Donc ils n’ont pas dû aller bien loin. D’autant plus que la fille est malade.

— Un dingue sur une mobylette avec une fille dérangée derrière, dit Svedberg. C’est d’un macabre !

— Il se peut aussi qu’il roule en voiture, intervint Ludwigsson. Il a conduit la Ford de son père. Il peut avoir volé une voiture.

Wallander se tourna vers le policier de Malmö.

— Les voitures volées. Ces derniers jours. Principalement dans le quartier de Rosengård. Ou à proximité de l’hôpital.

Le policier de Malmö se leva et prit un téléphone sur la table roulante près de la fenêtre.

— Stefan Fredman établit toujours des plans détaillés avant d’agir, poursuivit Wallander. Nous ne pouvons évidemment pas savoir si l’enlèvement de sa sœur était, lui aussi, prévu. Essayons de nous imaginer ce qu’il pense et ce qu’il compte faire. Où vont-ils chercher à se rendre ? Ça fait vraiment chier qu’Ekholm ne soit pas là au moment où nous avons le plus besoin de lui.

— Il sera là dans moins d’une heure, dit Hansson après avoir jeté un coup d’œil sur sa montre. On ira le chercher, bien sûr.

— Comment va sa fille ? demanda Ann-Britt Höglund.

Wallander eut honte d’avoir oublié la raison de l’absence d’Ekholm.

— Bien, répondit Svedberg. Une jambe cassée. Apparemment, elle a eu de la chance.

— Cet automne, il faut qu’on fasse une campagne de prévention dans les écoles. Il y a trop d’enfants qui meurent dans des accidents de la circulation.

Le policier de Malmö raccrocha et revint à la table de réunion.

— Je suppose que vous avez cherché Stefan dans l’appartement de son père aussi, dit Wallander.

— Nous avons cherché là-bas, ainsi que dans tous les endroits où son père avait l’habitude d’aller. En plus, nous avons récupéré un dénommé Peter Hjelm et nous lui avons réclamé une liste de cachettes possibles auxquelles Björn Fredman aurait eu accès et dont son fils aurait pu avoir connaissance. C’est Forsfält qui s’en occupe.

— Alors ce sera fait consciencieusement.

La réunion se poursuivit. Mais Wallander le savait bien : ils ne faisaient qu’attendre. Stefan Fredman était quelque part avec sa sœur Louise. Hans Logård était introuvable, lui aussi. De nombreux policiers étaient lancés à leur recherche. Chacun allait et venait dans la salle de réunion, ils allaient chercher du café, commandaient des sandwiches, piquaient du nez sur leurs chaises, buvaient une énième tasse de café. Il y avait quand même du nouveau de temps en temps. La police allemande trouva Sara Pettersson à Hambourg, à la gare principale. Elle put aussitôt identifier Stefan Fredman. À dix heures moins le quart, Mats Ekholm arriva de l’aéroport. Tous constatèrent sa pâleur et son émotion et le réconfortèrent.

Wallander demanda à Ann-Britt Höglund de lui communiquer au calme, dans son bureau, tous les détails qui lui manquaient. La confirmation qu’ils attendaient tomba peu avant onze heures. C’étaient bien les empreintes digitales de Stefan Fredman qu’on avait trouvées sur la paupière gauche de son père, sur le Superman, sur le morceau de papier déchiré et ensanglanté ramassé derrière le baraquement de cantonnier, et sur le four de Liljegren. Il y eut un grand silence dans la pièce. On n’entendit plus que le souffle du haut-parleur qui les reliait à Helsingborg où Birgersson les écoutait. Il n’y avait plus d’autre issue. Toutes ces fausses pistes, et notamment celles qu’ils s’étaient créées eux-mêmes, avaient disparu. Il ne restait plus que le sentiment d’avoir découvert la vérité, et cette vérité était terrifiante. Ils étaient à la recherche d’un garçon de quatorze ans qui avait commis froidement quatre meurtres sanglants.

Wallander finit par briser le silence. Certains des enquêteurs présents n’oublieraient jamais ses mots.

— Nous savons donc maintenant avec certitude ce que nous aurions aimé ne pas savoir.

Le bref instant de stupeur était passé. Les enquêteurs reprirent leurs activités et leur attente. On prendrait plus tard le temps de la réflexion. Wallander se tourna vers Ekholm.

— Que fait-il ? demanda Wallander. Comment pense-t-il ?

— Une telle affirmation peut être dangereuse, je le sais, dit Ekholm. Mais à mon avis, il ne veut pas de mal à sa sœur. Il y a un fil conducteur, une logique si on veut, dans son comportement. Son but, c’est de venger son petit frère et sa sœur. S’il ne va pas jusqu’au bout, tout ce qu’il a construit avec tant de peine va s’effondrer.

— Pourquoi est-il allé la chercher à l’hôpital ? demanda Wallander.

— Il avait peut-être peur que tu n’ailles exercer une pression sur elle.

— Mais comment ?

— Imaginons un garçon perdu qui a endossé le rôle d’un guerrier solitaire. Il y a tant d’hommes qui peuvent avoir fait du mal à sa sœur. C’est ça qui le pousse, si nous supposons que cette théorie est la bonne. Il veut donc éloigner tous les hommes de sa sœur. Il est la seule exception. En plus, on ne peut exclure qu’il te suspecte d’être sur sa trace. Il sait sans doute que c’est toi qui diriges l’enquête.

Wallander pensa à quelque chose qui lui était sorti de la mémoire.

— Les photos que Norén a prises, dit-il. Les badauds derrière les barrières. Où sont-elles ?

Sven Nyberg, qui était resté silencieux et renfermé, alla les chercher. Wallander les étala sur la table. On apporta une loupe. Ils se groupèrent au-dessus des photos. C’est Ann-Britt qui le repéra.

— Là, dit-elle en montrant un cliché du doigt.

Il était presque caché par les autres badauds. Mais on distinguait une partie de la mobylette, et de sa tête.

— Merde alors ! dit Hamrén.

— On devrait pouvoir identifier la mobylette, dit Nyberg. En faisant un agrandissement.

— Fais-le, dit Wallander. Tout est important.

Une évidence lui, apparaissait maintenant : cette autre impression qui l’avait taraudé inconsciemment avait un sens, elle aussi. Mais il ne pouvait mettre fin à sa propre inquiétude.

Sauf sur un point : Baiba. Il était midi, Svedberg dormait dans un fauteuil, Per Åkeson était continuellement pendu au téléphone, avec tant d’interlocuteurs différents que personne n’arrivait plus à suivre. Wallander fit signe à Ann-Britt de le suivre dans le couloir. Ils s’installèrent dans son bureau et fermèrent la porte. Puis, au prix d’un énorme effort sur lui-même, il lui expliqua sans détour dans quelle situation il s’était mis. Comment pouvait-il transgresser son inébranlable principe de ne jamais faire de confidences sur sa vie à un collègue ? Depuis la mort de Rydberg, il ne faisait plus ce genre de choses. Et voilà qu’il recommençait. Mais il n’était pas certain d’avoir la même relation de confiance avec Ann-Britt qu’avec Rydberg. Il en doutait, notamment parce que c’était une femme. Mais il ne le lui avoua jamais, bien entendu. Il n’en avait pas le courage. Elle l’écouta attentivement.

— Qu’est-ce que je dois faire, bordel ? finit-il par dire.

— Rien, répondit-elle. Il est déjà trop tard. Mais je peux lui parler, si tu veux. Je suppose qu’elle parle anglais ? Donne-moi son numéro de téléphone.

Wallander le nota sur un Post-it. Mais quand elle tendit la main pour prendre le combiné, il lui demanda d’attendre.

— Dans deux heures.

— C’est très rare qu’il y ait des miracles.

Au même instant, ils furent interrompus par Hansson qui ouvrit brutalement la porte.

— Ils ont trouvé sa cachette, dit Hansson. La cave d’une école qui va être démolie. Juste à côté de l’endroit où il habite.

— Ils y sont ? demanda Wallander.

Il s’était levé.

— Non. Mais ils y étaient récemment.

Ils retournèrent dans la salle de réunion. On brancha un autre haut-parleur. Wallander entendit soudain la voix aimable de Forsfält. Il décrivait ce qu’ils avaient trouvé. Des miroirs, des pinceaux, du maquillage. Une cassette avec des tambours. Il leur passa un extrait de la cassette. Les tambours résonnèrent de manière fantomatique dans la salle. Des peintures de guerre, se dit Wallander. Qu’est-ce qu’il avait inscrit comme nom dans le registre de l’hôpital ? Geronimo ? Il y avait différentes haches sur un morceau de tissu, et puis des couteaux. Malgré le côté impersonnel du haut-parleur, ils perçurent l’émotion de Forsfält. Personne ne put oublier sa dernière phrase.

— Nous ne trouvons pas les scalps. Mais nous continuons à chercher.

— Soit il les porte sur lui, dit Ekholm. Soit il les a offerts quelque part en sacrifice.

— Où ça ? Il a son propre lieu de sacrifice ?

— C’est possible.

L’attente reprit. Wallander s’allongea par terre dans son bureau et parvint ainsi à dormir près d’une demi-heure. Il se réveilla encore plus fatigué qu’avant et courbaturé. De temps à autre, Ann-Britt lui lançait un regard interrogateur. Mais il secouait la tête et sentait croître le mépris qu’il avait pour lui-même.

Six heures du soir sonnèrent sans qu’on ait retrouvé la moindre trace de Hans Logård ni de Stefan Fredman et de sa sœur. Ils discutèrent longuement pour savoir s’ils devaient lancer un avis de recherche national. Ils étaient sceptiques. Le risque qu’il arrive quelque chose à Louise était malgré tout trop grand. Per Åkeson était d’accord avec eux. Ils continuèrent à attendre en silence.

— Il va pleuvoir ce soir, dit Martinsson soudain. Je le sens.

Personne ne répondit. Mais ils essayèrent de sentir s’il avait raison.

 

*

 

Peu après six heures du soir, Hoover emmena sa sœur dans la maison qu’il avait choisie et qui était vide. Il gara sa mobylette dans le jardin. Il força sans peine la serrure du portail qui donnait sur la plage. La maison de Gustaf Wetterstedt était abandonnée. Ils suivirent l’allée de graviers vers l’entrée principale. Il s’arrêta soudain et retint Louise. Il y avait une voiture dans le garage. Elle n’y était pas ce matin, quand il était venu vérifier que la maison était vide. Doucement, il fit asseoir Louise sur une pierre derrière le mur du garage. Il sortit une hache et écouta. Tout était silencieux. Il alla voir la voiture. Elle appartenait à une société de gardiennage. La vitre était ouverte. Il regarda à l’intérieur. Parmi les papiers éparpillés sur le siège avant, se trouvait un reçu. Au nom de Hans Logård. Il le reposa et resta sans bouger. Il retint son souffle. Les tambours se mirent à battre. Il se souvint de la conversation entendue le matin même. Hans Logård était en fuite.

Il avait donc eu la même idée pour la maison vide. Il était quelque part ici. Geronimo ne l’avait pas abandonné. Il l’avait guidé jusqu’au repaire de la bête malfaisante. La froide obscurité qui avait envahi la conscience de sa sœur serait bientôt dissipée. Il retourna vers elle et lui dit de rester assise, sans bouger, et de ne pas faire de bruit. Il ne tarderait pas. Dans le garage se trouvaient quelques pots de peinture. Il en ouvrit deux en silence. Il se traça deux traits sur le front avec le bout du doigt. Un trait rouge puis un noir. Il avait déjà la hache à la main. Il ôta ses chaussures. Au moment de sortir du garage, une idée lui vint. Il retint son souffle à nouveau, comme le lui avait appris Geronimo. Retenir de l’air dans ses poumons rendait les idées plus claires. C’était une bonne idée. Cela simplifierait tout. Dès cette nuit, il pourrait enterrer les derniers scalps sous la fenêtre de l’hôpital, à côté des autres. Il y en aurait deux. Puis il enterrerait un cœur. Et tout serait terminé. Il enfouirait ses armes dans le dernier trou. Serrant fort sa hache, il s’avança vers la maison où se trouvait l’homme qu’il allait tuer.

 

*

 

À dix-huit heures trente, Wallander suggéra à Hansson, qui partageait la responsabilité officielle de l’enquête avec Per Åkeson, de laisser les policiers partir. Avec la consigne d’être joignables toute la soirée et la nuit. Ils étaient tous épuisés. Ils attendraient aussi bien chez eux.

— Quels sont ceux qui doivent rester ? demanda Hansson.

— Ekholm et Ann-Britt, dit Wallander. Plus un autre. Choisis le moins fatigué.

— C’est-à-dire ? soupira Hansson.

Wallander ne répondit pas. Pour finir, Ludwigsson et Hamrén restèrent également.

Tous se rassemblèrent à un bout de la table.

— Des cachettes, dit Wallander. Qu’est-ce qu’il faut pour faire une forteresse secrète, imprenable ? Quel type de cachette recherche un fou qui s’est transformé en guerrier solitaire ?

— Dans la situation présente, je crois que ses projets ont volé en éclats. Sinon, ils seraient encore dans la cave.

— Les animaux rusés ont plus d’une issue à leur terrier, dit Ludwigsson.

— Tu veux dire qu’il a un autre endroit en réserve ?

— Peut-être. Probablement quelque part à Malmö.

La discussion retomba d’elle-même. Tous se turent Hamrén bâilla. Un téléphone sonna dans un bureau au loin. L’instant d’après, un policier vint annoncer un appel pour Wallander. Il se leva, trop fatigué pour demander qui c’était. Il ne lui vint même pas à l’esprit que ça pouvait être Baiba. Mais ce n’était pas elle. C’était un homme qui parlait d’une voix pâteuse.

— Qui est à l’appareil ? demanda Wallander, tendu.

— Hans Logård.

Wallander faillit laisser tomber le combiné.

— J’ai besoin de vous voir. Maintenant.

Il avait une voix étrangement anxieuse, comme s’il articulait avec la plus grande difficulté. Wallander se demanda s’il n’était pas drogué.

— Où êtes-vous ?

— Je veux d’abord avoir la garantie que vous viendrez. Seul.

— Pas question. Vous avez tenté de nous tuer, Sjösten et moi.

— Mais merde ! Il faut que vous veniez !

Les derniers mots furent presque comme un cri. Wallander fut perplexe.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je peux vous dire où se trouvent Stefan Fredman… et sa sœur.

— Comment est-ce que je peux en être sûr ?

— Vous ne pouvez pas en être sûr. Mais vous devriez me croire.

— J’arrive. Vous dites ce que vous savez. Et après on vous emmène.

— D’accord.

— Vous êtes où ?

— Vous venez ?

— Oui.

— Chez Gustaf Wetterstedt.

Wallander se dit qu’il aurait dû penser à cette possibilité.

— Vous êtes armé, dit-il.

— La voiture est dans le garage. Le revolver est dans la boîte à gants. Je laisse la porte de la maison ouverte. Vous me verrez en arrivant à la porte. Je garderai les mains visibles.

— J’arrive.

— Seul ?

— Oui. Seul.

Wallander raccrocha. Il réfléchit fébrilement. Il n’avait absolument pas l’intention d’y aller seul. Mais il ne voulait pas non plus que Hansson commence à mettre en branle une grosse intervention. Ann-Britt et Svedberg, se dit-il. Mais Svedberg était chez lui. Il l’appela. Il lui donna rendez-vous devant l’hôpital, dans cinq minutes. Avec son arme de service. Est-ce qu’il l’avait sur lui ? Il l’avait. Wallander lui annonça qu’ils allaient arrêter Hans Logård. Quand Svedberg commença à poser des questions, Wallander lui coupa la parole. Dans cinq minutes devant l’hôpital. Jusque-là, silence radio. Il ouvrit un tiroir et prit son revolver. Il avait horreur de l’avoir à la main. Il le chargea, retourna dans la salle de réunion et fit signe à Ann-Britt Höglund. Il l’emmena dans son bureau pour lui expliquer. Ils devaient se retrouver tout de suite devant le commissariat. Avec leur arme de service. Ils partirent dans la voiture de Wallander. Il avait dit à Hansson qu’il rentrait chez lui prendre une douche. Hansson avait hoché la tête en bâillant. Svedberg les attendait devant l’hôpital. Il monta à l’arrière.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Wallander expliqua l’appel qu’il avait reçu. Si le revolver de Logård n’était pas dans la voiture, ils interviendraient. Même chose si la porte n’était pas ouverte. Ou si Wallander avait le sentiment que quelque chose ne collait pas. Ils devaient rester cachés, en étant prêts à intervenir.

— Tu es conscient que ce salopard peut très bien avoir un second revolver, dit Svedberg. Il peut essayer de te prendre en otage. Cette affaire ne me plaît pas du tout. Comment sait-il où se trouve Stefan Fredman ? Que veut-il obtenir de toi ?

— Il est peut-être assez bête pour espérer une réduction de peine. Les gens croient qu’ici, en Suède, c’est comme en Amérique. Mais on n’y est pas encore tout à fait.

Wallander pensait à la voix de Hans Logård. Quelque chose lui disait qu’il savait réellement où se trouvait Stefan Fredman.

Ils garèrent la voiture hors de portée de Vue de la maison. Svedberg devait surveiller la plage. Quand il s’y rendit, la plage était déserte. En dehors d’une fille assise sur la barque sous laquelle ils avaient trouvé le cadavre de Wetterstedt. Elle semblait fascinée par la mer et les nuages noirs qui s’approchaient rapidement. Ann-Britt Höglund se posta devant la sortie du garage. Wallander vit que la porte était ouverte. Il avança très lentement. La voiture des vigiles était dans le garage. Le revolver dans la boîte à gants. Il sortit son arme, retira la sécurité et se dirigea lentement vers la porte d’entrée. Il n’y avait pas un bruit. Il atteignit la porte. Hans Logård était là, dans l’ombre. Les mains sur la tête. Wallander ressentit un soudain malaise. Il ne savait pas d’où cela venait. Il sentit instinctivement le danger. Mais il entra quand même. Hans Logård le regardait. Puis tout alla très vite. Une des mains de Logård glissa. Wallander vit le trou béant d’un coup de hache. Le corps de Logård s’affala par terre. Derrière lui se tenait celui qui l’avait maintenu debout. Stefan Fredman. Il avait des traits peints sur le visage. Il se jeta avec une vitesse incroyable sur Wallander. Une hache à la main. Wallander leva son revolver pour tirer. Trop tard. Il esquiva instinctivement, mais se prit le pied dans un tapis. La hache manqua sa tête, le bord du tranchant effleura son épaule. Le coup partit et la balle alla se ficher dans un tableau sur le mur. Au même moment, Ann-Britt surgit sur le seuil de la porte. Elle était en position de tir. Stefan Fredman allait frapper la tête de Wallander avec sa hache quand il l’aperçut. Il se jeta sur le côté. Wallander était sur la ligne de tir. Stefan Fredman disparut par la porte-fenêtre ouverte. Wallander pensa à Svedberg. Svedberg le lent. Il cria à Ann-Britt de tirer.

Mais Stefan Fredman avait déjà disparu. Svedberg, qui avait entendu le premier coup de feu, ne savait pas quoi faire. Il cria à la fille assise sur la barque de se mettre à l’abri. Mais elle ne bougea pas. Puis il courut vers le portail du jardin. Le portail, poussé violemment, le frappa en pleine figure. Il vit un visage qui resterait gravé dans sa mémoire. Il avait perdu son revolver. L’homme tenait une hache à la main. Il ne restait plus qu’une issue pour Svedberg : s’enfuir en appelant à l’aide. Stefan Fredman alla chercher sa sœur qui n’avait pas bougé. La mobylette démarra. Ils disparurent au moment où Wallander et Ann-Britt Höglund arrivaient en courant.

— Déclenche l’alerte, cria Wallander. Mais où est Svedberg ? J’essaie de les suivre avec la voiture.

Au même instant, il se mit à pleuvoir. Une trombe d’eau s’abattit sur eux. Wallander courut vers sa voiture tout en réfléchissant au chemin qu’ils avaient pu prendre. Il n’y voyait guère, malgré les essuie-glaces qui marchaient à toute vitesse. Un instant, il crut les avoir perdus quand il les découvrit soudain. Ils étaient sur la route de l’hôtel de Saltsjöbaden. Wallander resta à distance. Il ne voulait pas leur faire peur. La mobylette roulait très vite. Wallander tentait fébrilement de trouver une solution pour les arrêter quand — était-ce toute l’eau déjà amassée sur la chaussée — il vit la mobylette vaciller. Il freina. La mobylette entra droit dans un arbre. La fille assise à l’arrière fut projetée dans l’arbre. Stefan Fredman atterrit à côté d’elle.

Wallander arrêta sa voiture en plein milieu de la route et se précipita vers la mobylette.

Il comprit aussitôt que Louise Fredman était morte. Elle avait dû avoir la colonne vertébrale fracturée. Sa robe blanche brillait d’une étrange clarté avec tout ce sang qui lui coulait du visage. Stefan Fredman s’en était tiré presque indemne. Wallander n’arrivait pas à faire la part de la peinture et du sang sur son visage. Mais c’était bien un garçon de quatorze ans qu’il avait devant lui. Stefan Fredman tomba à genoux à côté de sa sœur. La pluie redoubla, d’intensité. Le garçon se mit à pleurer. Pour Wallander, c’était comme s’il hurlait à la mort. Il s’accroupit à côté de lui.

— Elle est morte. Nous ne pouvons rien y faire.

Stefan Fredman le regarda avec son visage grimaçant. Wallander se releva rapidement, craignant qu’il ne se jette sur lui. Mais il ne se passa rien. Le garçon continuait de hurler à la mort.

Wallander entendit le véhicule d’intervention de la police. Quand Hansson s’approcha, il s’aperçut qu’il s’était mis à pleurer lui aussi.

Wallander laissa les autres faire tout le travail. Il se contenta de raconter très brièvement les faits à Ann-Britt Höglund. Apercevant Per Åkeson, il l’emmena dans sa voiture. La pluie martelait le toit de la voiture.

— C’est fini, dit Wallander.

— Oui, répondit Per Åkeson. Ç’est fini.

— Je pars en vacances demain. Je sais qu’il y a tout un tas de rapports à faire. Mais je pars quand même.

Per Åkeson répondit sans l’ombre d’une hésitation.

— Oui, vas-y. Pars.

Per Åkeson sortit de la voiture. Wallander pensa qu’il aurait dû lui demander des nouvelles de son futur voyage au Soudan. Ou était-ce en Ouganda ?

Il rentra chez lui. Linda n’était pas là. Il alla droit à la baignoire. Il en sortait pour se sécher quand il l’entendit frapper à la porte.

Ce soir-là, il lui raconta toute l’enquête et lui expliqua ce qu’il ressentait.

Puis il appela Baiba.

— J’ai cru que tu n’appellerais jamais, dit-elle sans cacher son irritation.

— Je suis désolé. J’ai eu vraiment beaucoup à faire.

— C’est une très mauvaise excuse.

— Je sais. Mais c’est la seule que j’ai.

Ils se turent. Le silence fit l’aller et le retour entre Ystad et Riga.

— On se voit demain, dit Wallander.

— Oui. Peut-être se voit-on demain.

Puis ils raccrochèrent. Wallander sentit son estomac se nouer. Et si elle ne venait pas ?

Puis Linda l’aida à faire ses valises.

La pluie cessa de tomber peu après minuit.

Ils sortirent sur le balcon. L’air embaumait.

— C’est un bel été, dit-elle.

— Oui, répondit Wallander. C’est un bel été.

 

Le lendemain, ils prirent ensemble le train pour Malmö. Ils se séparèrent et se firent des gestes d’adieu.

Puis Wallander monta dans le bateau pour Copenhague.

Il regardait l’eau qui glissait le long du bateau. Il commanda distraitement un café et un cognac.

L’avion de Baiba allait atterrir dans deux heures.

Il fut soudain pris d’un sentiment de panique.

Il eut envie que la traversée vers Copenhague dure très longtemps.

Mais quand Baiba arriva, il était là à l’attendre.

Alors seulement le visage de Louise Fredman disparut de son esprit.

Le guerrier solitaire
titlepage.xhtml
Le guerrier solitaire_split_000.htm
Le guerrier solitaire_split_001.htm
Le guerrier solitaire_split_002.htm
Le guerrier solitaire_split_003.htm
Le guerrier solitaire_split_004.htm
Le guerrier solitaire_split_005.htm
Le guerrier solitaire_split_006.htm
Le guerrier solitaire_split_007.htm
Le guerrier solitaire_split_008.htm
Le guerrier solitaire_split_009.htm
Le guerrier solitaire_split_010.htm
Le guerrier solitaire_split_011.htm
Le guerrier solitaire_split_012.htm
Le guerrier solitaire_split_013.htm
Le guerrier solitaire_split_014.htm
Le guerrier solitaire_split_015.htm
Le guerrier solitaire_split_016.htm
Le guerrier solitaire_split_017.htm
Le guerrier solitaire_split_018.htm
Le guerrier solitaire_split_019.htm
Le guerrier solitaire_split_020.htm
Le guerrier solitaire_split_021.htm
Le guerrier solitaire_split_022.htm
Le guerrier solitaire_split_023.htm
Le guerrier solitaire_split_024.htm
Le guerrier solitaire_split_025.htm
Le guerrier solitaire_split_026.htm
Le guerrier solitaire_split_027.htm
Le guerrier solitaire_split_028.htm
Le guerrier solitaire_split_029.htm
Le guerrier solitaire_split_030.htm
Le guerrier solitaire_split_031.htm
Le guerrier solitaire_split_032.htm
Le guerrier solitaire_split_033.htm
Le guerrier solitaire_split_034.htm
Le guerrier solitaire_split_035.htm
Le guerrier solitaire_split_036.htm
Le guerrier solitaire_split_037.htm
Le guerrier solitaire_split_038.htm
Le guerrier solitaire_split_039.htm
Le guerrier solitaire_split_040.htm
Le guerrier solitaire_split_041.htm
Le guerrier solitaire_split_042.htm
Le guerrier solitaire_split_043.htm
Le guerrier solitaire_split_044.htm
Le guerrier solitaire_split_045.htm
Le guerrier solitaire_split_046.htm
Le guerrier solitaire_split_047.htm
Le guerrier solitaire_split_048.htm